vendredi 24 avril 2015

les astrolabes universels

L'astrolabe traditionnel, qui remonte à l'Antiquité, donne une représentation de la position des astres établie en un lieu donné qui n'est valable que pour la latitude de ce lieu. Cet outil astronomique comprend deux parties principales. Si celle dénommée "araignée", qui est la carte des étoiles, est universelle, l'autre appelée "tympan" présente le réseau des méridiens et parallèles du lieu, dont le dessin dépend de la hauteur du pôle céleste au dessus de l'horizon.
Les astrolabistes construisaient donc plusieurs tympans à utiliser selon la latitude du lieu d' observation.

astrolabe d'Abu-Bakr (1216), musée Paul Dupuy Toulouse
l'araignée et ses 28 étoiles redessinée par R. D'Hollander

La position de l'étoile est déterminée par l'extrémité du crochet qui la porte. L'étoile n°5 est Sirius. La n°12, Antarès, est celle dont la déclinaison négative est la plus importante (-24°), pratiquement égale à celle du tropique du Capricorne. Les astrolabes ne représentent pas les étoiles de déclinaison encore plus négative en raison de la déformation excessive due à la projection stéréographique.
Le cercle intérieur décalé est l'écliptique.

Au début du deuxième millénaire des astronomes vivant à Tolède, Ali ibn Khalaf et Az-Zarqalla (Arzaquiel 1029-1087), imaginent une autre projection qui, elle, permet de s'affranchir des contraintes de la latitude. L'instrument fonctionnera à toutes les latitudes: il sera "universel".

On appelle colure des solstices le cercle céleste méridien qui passe par les points solsticiaux, là ou se trouve le soleil le 21 juin et le 21 décembre. La direction du point gamma est constamment perpendiculaire au plan de ce colure. Les nouveaux astrolabistes projettent alors sur ce plan du colure, depuis le point gamma, les étoiles situées au delà du plan et, depuis le point symétrique, les autres. Les étoiles sont enchevêtrées, ce qui n'est pas un grand inconvénient, mais celles de l'hémisphère céleste sud peuvent aussi être dessinées.
Une fois cette projection réalisée on fait coïncider le plan du colure avec le plan du méridien du lieu, c'est à dire la direction du point gamma avec la direction est-ouest. On a le choix entre l'est ou l'ouest pour le point gamma. La littérature mentionne que les inventeurs de la projection ont choisi l'ouest. Ici on a retenu l'est. La latitude intervient pour tracer l'horizon du lieu sur l'image de la sphère céleste.
Il reste à mettre en marche l'horloge sidérale, le temps sidéral local (tsl) de départ étant ici 18h.
D'une projection sur le plan du colure on va passer à une projection sur le plan du méridien du lieu.

la projection depuis le point gamma sur le plan du colure (à g.) et la projection traditionnelle (à d.)

A gauche, la projection se fait en deux temps.
D'abord une projection depuis le point gamma, sur le plan du colure des solstices, dessiné en gris, (le temps sidéral local vaut alors 18h), l'image de l'étoile, en bleue, est figurée en E0.
Puis, pour la valeur, ici, de 21h du temps sidéral local, une projection depuis l'est, sur le plan du méridien, l'image de l'étoile est alors dessinée en E1.
 L'horizon est le cercle vert, sa projection est un segment de droite.
La ligne de déclinaison égale, notée dec, se projette suivant l'arc de cercle en vert clair. Le centre noté C de ce cercle est à la distance 1/sin(dec) du centre de la sphère et son rayon est égal à 1/tan(dec). Il coupe l'axe polaire en H à la cote (1-cos(dec))/sin(dec) soit tan(dec/2). Il en va de même pour la ligne de hauteur égale (almicantarat) qui se projette suivant l'arc de cercle en vert foncé et dont les caractéristiques sont analogues en remplaçant la déclinaison par la hauteur. Ces arcs de cercle sont indépendants de la latitude et ils sont interchangeables par une rotation d'angle égal au complément de la latitude.

A droite la projection de l'étoile se fait depuis le pôle céleste sud sur le plan de l'équateur en E0 et E1. Les almicantarats sont des cercles, centrés sur la ligne nord sud à une distance du centre de l'astrolabe qui est directement fonction de la latitude, et dont les rayons le sont aussi. L'horizon, par exemple, a son centre à la distance 1/tan(lat) et son rayon est égal à 1/sin(lat), où "lat" est la latitude.

L'astrolabe universel ainsi imaginé par Arzaquiel est appelé saphaea. 500 ans plus tard il reçoit dans le monde latin le nom d'"astrolabe catholique" (catholique pour universel).

saphaea, arcs horaires en rouge et arcs de déclinaison en vert. 10h50, Sirius se lève

La saphaea est équipée de la regula qui peut tourner autour du centre. Celle-ci porte soit un curseur mobile perpendiculaire, soit, en son milieu, une potence équipée du brachiolus, bras articulé qui permet de pointer la position d'un astre.
En noir le point S est la position, dans le plan du colure, du soleil sur l'écliptique , fonction de sa déclinaison au jour de l'observation. Dans le plan du méridien le soleil, en rouge, se déplace au cours de la journée sur l'arc de cercle correspondant à cette déclinaison, en rouge pour le jour et en gris pour la nuit. Les heures de lever et coucher sont lues sur la regula après l'avoir placée sur l'horizon.
La projection induit une graduation qui obéit à la loi de tan(A/2).
Pour une heure donnée, la hauteur et l'azimut sont mis en évidence en imprimant une rotation à la régula pour l'amener sur l'équateur céleste, le point solaire étant entraîné dans le mouvement. On utilise alors les arcs horaires et de déclinaison comme s'ils étaient les arcs d'azimut et de hauteur.
La figure présente les mêmes éléments pour l'étoile Sirius.

après rotation de la regula, la pointe du brachiolus donne hauteur et azimut

Si au lieu de l'heure on connait la hauteur ou l'azimut il faut procéder par méthode itérative pour placer le point solaire et déterminer l'heure.
La saphaea est particulièrement précise pour les heures proches de midi ou de minuit. Par contre le resserrement exagéré des arcs horaires aux environs de 6h et 18h est un inconvénient.

A la Renaissance la géométrie a fait de notables progrès et on sait tracer des ellipses. Cette circonstance conduit l'astronome espagnol Juan de Rojas à délaisser la projection stéréographique pour retenir une projection orthographique depuis un point situé à l'infini dans la direction du point gamma. Les courbes de déclinaison constante deviennent des segments de droite et les arcs horaires des ellipses.
Cette projection avait déjà été utilisée par les Anciens et Ptolémée y avait consacré un ouvrage que malheureusement les traductions successives de langue en langue rendent un peu abscons.

la projection orthographique de l'astrolabe de Rojas

Sur certains astrolabes construits sur ces bases les ellipses sont remplacées par des arcs de cercle plus faciles à dessiner, ce qui induit des écarts appréciables pour les seules hautes latitudes. Pour 8h p.m. on a dessiné en rouge l'arc de cercle et en bleu la courbe classique proche de l'ellipse composée de quatre cercles tangents entre eux.

l'astrolabe de Rojas stylisé

Le brachiolus est inutile. La hauteur mesurée sur le curseur donne l'heure et inversement.
Pour l'azimut on a recours au stratagème utilisé pour la saphaea en imprimant une rotation à la regula après avoir judicieusement calé le curseur et repéré le point solaire.
La projection induit une graduation qui obéit à la loi de sin(A).

l'azimut indiqué par l'arc horaire désigné par le point solaire après rotation

A l'inverse de la saphaea, dans cette projection le resserrement des arcs concerne les heures proches de midi et minuit, la précision étant la meilleure vers 6h ou 18h.

Il faut attendre l'année 1701 et le mathématicien et physicien extrêmement fécond Philippe de La Hire (1640-1718) pour que soit retenue une projection qui conduit à un écartement presque constant des arc horaires. La Hire prend comme "œil" de la projection le point tel que l'arc horaire de 9h, qui correspond au huitième de la journée, coupe l'équateur céleste au milieu entre le centre et le bord de l'astrolabe. Tous calculs faits cet "œil" se trouve à une distance exprimée en rayon de la sphère, égale à 1+rac(2)/2 = 1.707 du centre de la sphère céleste. Les arcs de déclinaison et les arcs horaires sont des arcs d'ellipses excentrées.


les trois projections des astrolabes universels

La projection de La Hire est un bon compromis. Cependant l'espacement des arcs horaires n'est qu'approximativement constant. La figure ci dessous montre qu'en plaçant l’œil à 1.677 du centre au lieu de 1.707 on a un meilleur résultat mais la formulation mathématique est transcendante. De multiples autres "yeux" ont par la suite été retenus pour cartographier la terre depuis l'espace.


optimisation de la position de l’"œil"
l'astrolabe de La Hire fonctionne comme la saphaea

La projection induit une graduation qui obéit à la loi k.sin(A)/(k+cos(A)) où k est la distance de l’œil au centre, exprimée en rayon de la sphère, égale à 1+rac(2)/2. Pour k infini (Rojas) on retrouve la loi sin(A) et pour k=1 (Arzaquiel), la loi sin(A)/(1+cos(A)) soit tan(A/2).
A l'époque de La Hire l'astrolabe n'est plus en vogue mais la projection qu'il a mise au point est encore largement utilisée pour représenter une sphère complète ou partielle.


le planisphère céleste en coordonnées écliptiques de La Hire, 1705

Ces astrolabes universels sont des abaques destinés à des calculs et ne servent pas à viser les astres. Ils présentent un aspect très simple et l'opération de rotation permet de faire jouer à un seul réseau d'arcs deux rôles: le premier comme repère pour les coordonnées équatoriales, ascension droite, déclinaison et angle horaire, et le second pour les coordonnées locales, hauteur et azimut. Mais ils sont de ce fait un peu plus compliqués à utiliser que l'astrolabe classique.

Une solution consiste alors à individualiser les deux réseaux de coordonnées en dessinant le réseau des coordonnées équatoriales sur un disque mobile réglé sur la latitude du lieu, ce disque constituant alors une araignée semblable à celle de l'astrolabe classique. Le suspensoir est solidaire du disque portant le réseau des coordonnées locales. L'astrolabe est tenu verticalement et la regula est transformée en alidade à pinnules: l'objet est complet.

Un tel astrolabe, dans la version saphaea, a été construit à Alep en 1328 par l'astronome Ibn al Sarray. Cet objet, mentionné par D'Hollander dans son ouvrage de référence "L'Astrolabe" est conservé au musée Benaki d'Athènes.

 
astrolabe universel direct à projection stéréographique type saphaea


il manque à cet exemplaire du musée d'Istanbul son alidade

De la même façon on peut utiliser un disque mobile pour la version de Rojas.


astrolabe universel direct à projection orthographique type Rojas

Ce dernier type d'astrolabe a beaucoup de points communs avec les "analemmes" étudiés par Ptolémée.


L'astrolabe, même pas mort!

En effet deux "astrolabistes" modernes, chercheurs au Laboratoire CERMA de l’École Nationale Supérieure d'Architecture de Nantes, ont conçu en 1979 un abaque donnant, pour toute latitude et à tout instant, l'azimut et la hauteur du soleil. L'appareil permet de visualiser et de calculer les ombres portées par les bâtiments.
Ce "Girasol" n'est rien moins qu'une saphaea limitée à l'astre du jour.


le Girasol, 1979... 900 ans après Arzaquiel